L’Europe, ce qu’il faut bien voir
L’auteur, metteur en scène et interprète Clément Bondu présente au Théâtre de la Cité internationale L’Avenir, celui d’une Europe obscène et inhospitalière. Un spectacle tel un flux hypnotique entre théâtre, musique, et poésie majuscule.
« … en ce temps les rues charriaient
des milliers de fantômes
partisans fugitifs
indigents & chômeurs
réfugiés
immigrés ou natifs
des démocraties de l’Europe… dans les couloirs des Souterrains
aux pieds des images technicolor
bon nombre avait bâti une demeure provisoire
naufragés solitaires
cachés sous le taudis des couvertures
échoués sous des châteaux de cartons
de tissus
y cherchant sans réponse un sommeil salutaire
ivrogne & dérisoire (…) »
On voudrait reproduire dans son entier le texte de L’Avenir de Clément Bondu, aussi metteur en scène et interprète du spectacle éponyme, où se répondent théâtre, musique et poésie. Il le faudrait car c’est là un texte de pure poésie justement, poussée dans ses sombres retranchements. Paradoxalement, cette veine de l’obscurité et de la noirceur délivre des visions d’une rare netteté sur les paysages cruels de nos villes, sur le vrai visage de l’Europe où de « Nouveaux Tsiganes » croyaient avoir trouvé refuge, en fuite d’une catastrophe dont on ne saura le motif. Le narrateur use lui du “nous” collectif pour décrire son départ définitif, un voyage irrigué d’une forte mélancolie, du continent européen. Il faut lire, et entendre au Théâtre de la Cité internationale « L’Avenir », car ce texte, que Clément Boudu dit avoir écrit « dans une nébuleuse un peu noire et hallucinée », a précisément la force d’impact des images que découpent parfois nos réminiscences ou nos songes. On les voit ces images, elles se gravent en nous, on ne les oublie pas.
La scène où évolue l’acteur Clément Bondu, silhouette longiligne, veste disco fatiguée, visage juvénile, est jonchée de déchets, bouteilles en plastique vides, débris électroniques, détritus divers. Au centre, quatre écrans de télévision affichent des scènes de désolation : les côtes calmes et indifférentes de Lampedusa, par exemple, ou encore, sur un trottoir urbain, des frusques entreposées, preuves ultimes du passé, de la vie d’avant, dans leur pays abandonné, perdu à jamais, de ceux qui n’ont plus rien. Que leur présence. Ces êtres, on ne les voit plus, on tourne trop souvent la tête. Clément Bondu les décrit, il les a regardés un à un :
« (…) petits garçons bavant
sur les genoux bordés de leur mère
vieillards apoplectiques
vissés aux sièges brinquebalants
petites filles joueuses malgré tout
adolescents hagards aux pupilles figées (…) »
A l’arrière-scène, deux musiciens produisent à vue une musique électronique dont les notes, les sons contondants parfois, portent le flot incantatoire du comédien, qui recèle sa propre musicalité. Clément Bondu semble hypnotisé par son verbe dense, qui envisage l’Europe et sa “civilisation à l’obscénité maladive” avec un ferme dégoût. L’acteur est dédié à ses mots entièrement et transmet au spectateur son espèce d’état d’hypnose par un phrasé qu’il module peu. On l’avoue, on s’est pris à souhaiter parfois moins de constance dans son interprétation, plus de relief. Reste que ses paroles incantatoires ont cheminé, intactes, jusqu’à nous, spectateurs, soudain assaillis d’une fumée argentée véhémente, de même que les mots d’une voix off féminine, latine, qui font planer la menace “d’une catastrophe inouïe, produite par les machines”…
L’Avenir de Clément Bondu est bien sombre. Et pour cause. Son impitoyable lucidité de poète dessille nos regards et en cela allume d’indispensables contre-feux.
Jusqu’au 19 novembre, lundi, mardi, jeudi, vendredi, samedi à 20h30 au Théâtre de la Cité internationale (relâche du 13 au 17 novembre), 17 boulevard Jourdan 75014 Paris. Réservations : 01 43 13 50 50 et theatredelacite.com
, par Aude Brédy