Les mots d’Annie Ernaux pour dire la passion qui sidère
Jeanne Champagne met en scène Passion simple, de l’auteure des Armoires vides. Une plongée dans une relation obsessionnelle, étanche au cours du monde, que s’approprie finement la comédienne Marie Matheron sur la scène du Lucernaire.
Passion simple se pose en premier opus de « La chambre, la nuit, le jour », rêverie construite par Jeanne Champagne autour de « la chambre interdite », « la chambre des passions ». Suivront, pour fouiller les galeries de l’absolu de la passion les mots de Pascal Quignard et ceux de Marguerite Duras.
Pas seulement pour le titre de son récit, c’est aussitôt à Annie Ernaux, en effet, que l’on songe pour scruter à la loupe la passion qui mobilise dans son entier un être, son corps, son esprit, son temps. Si bien que le temps autre que celui, aigu, de la présence à l’autre, à l’homme, cet intervalle, ce temps de la prose des jours, du travail et de l’écriture pour l’agrégée de lettres et l’écrivain (prix Renaudot pour La Place) qu’est Annie Ernaux, ne fera plus que « la traverser ». Un temps de l’attente, presque de la passivité. Des instants indifférenciés sans nerf aucun jusqu’aux rencontres avec l’homme où des heures atones sont soudain comme prises de spasmes.
Simple, la passion qu’a éprouvée Annie Ernaux l’est car elle ne connaît pas la nuance et en ce qu’elle a d’absolu : passion qui sépare des autres, qui laisse sidérée. Lisez plutôt : « Les seules actions où j’engageais ma volonté, mon désir (…) avaient toutes un lien avec cet homme : lire dans le journal les articles sur son pays (il était étranger) ; choisir des toilettes et des maquillages ; imaginer dans quelle pièce nous ferions l’amour à son arrivée ». (…) Le rituel était immuable : il me téléphonait, me demandait s’il pouvait venir l’après-midi. (…) Il arrivait, ne restait que quelques heures. Nous les passions à faire l’amour. Il repartait et je vivais dans l’attente du prochain appel. »
Il y a là quelque chose de la morbidité de la relation amoureuse quand elle n’est tendue que vers elle-même et que son acmé physique enferme ses protagonistes. L’interprétation de Marie Matheron ainsi que la mise en scène de Jeanne Champagne servent ce point de vue sans l'appuyer. Sûrement haut perchée, environnée des lueurs automobiles d’un périphérique parisien, lointains signaux des autres, la chambre de l’amoureuse apparaît tout à la fois geôle et cocon. Sur le lit, l’empreinte de deux corps encore. La femme, Marie Matheron, le quitte parfois pour un fauteuil pourpre.
La comédienne parvient au juste équilibre entre le récit ordonné, au passé, de cet aparté dans la vie et l’affleurement impromptu de sensations : l’excitation, l’amertume, l’excès que les mots d’Annie Ernaux laissent dans leur sillage. Délié, nerveux, c’est le corps même de Marie Matheron qui apparaît volubile. Son regard, lui, garde un reflet triste et un peu halluciné d’avoir vécu cette expérience, révolue, si dense de son corps et du besoin de l’autre. Étonnement intact, peut-être aussi, perplexité d’avoir été dans la proximité si puissante d’un être aux antipodes de ses goûts, de la veine de sa vie. Un homme avec qui, elle, femme de mots, en échangeait si peu.
Jusqu’au 7 juin, au Théâtre du Lucernaire, 53 rue Notre-Dame-des-Champs. 75006 Paris.
Métro : Notre-Dame-des-Champs, Vavin, Saint-Placide, Edgar Quinet.
Du mardi au samedi à 18h30.
Réservations : 01 45 44 57 34.
, par Aude Brédy