Aragon aujourd’hui, mille fois oui!

S’il est une chose à ne pas négliger cet automne, c’est d’aller voir Relire Aragon, jusqu’au 4 novembre seulement. Patrick Mille et Florent Marchet nous entraînent dans une traversée sensible, audacieuse et passionnée de l’oeuvre poétique majeure d’Aragon. Les strophes du poète tendent un miroir bouleversant à un XXe siècle douloureux et ses mots ont beaucoup à dire au nôtre.

Relire Aragon, l’intitulé du “concert” de Florent Marchet et Patrick Mille au Théâtre de la Gaité-Montparnasse nous a déroutée. Une invite à revenir au poète. Mais l’avions-nous jamais délaissé, l’auteur d’Aurélien, roman qui nous tenailla longtemps et, d’un même élan nous aimanta pour toujours à ses poèmes? Relire Aragon… ou alors c’était eux, Patrick Mille et Florent Marchet, qui allaient bâtir une re-lecture du Fou d’Elsa et, dès lors, en brandissant sa modernité, ne risquaient-ils pas de froisser ce lien singulier, précieux, qui lie aussi tout un pays et son 20e siècle blessé à Aragon ?

Circonspection donc, qui a ceci de bon que si belle surprise il y a, elle en est décuplée.

Sur cette scène nue de la Gaîté Montparnasse, il se passe décidément quelque chose qui ne ment pas. De l’ordre de la passion sûrement. Avec son comparse Florent Marchet, Patrick Mille a lu et relu Aragon et semble perclus de ses mots combatifs, insolents, désespérés, engagés, ardents.

Dès le prologue des Poètes, la matière sonore qu’offre comme à vue Florent Marchet est un pouls, un coeur qui bat. Il ne faiblira pas, au diapason de la présence toute en tensions de Patrick Mille, lequel épouse chaque sinuosité de la phrase aragonienne. Il en ravive une ironie qui nous avait échappé, une fureur sans mélange, des accents déchirants… toutes choses que le temps et la postérité avaient voilées.

Les vers rêveurs ou révoltés de La Grande Gaité, de La Diane Française ou du Nouveau crève-coeur résonnent ici comme à vif, modernes résolument. Vivants étendards pour toujours. Pour nos heures de renoncement. La pantomime effleure parfois le jeu du comédien, son visage se crispe quand si radical, ou caustique, est le verbe d’Aragon, quand déborde son dégoût d’une France occupée qui courbe le dos et fait son lit à l’ennemi.

De Florent Marchet l’on a peu dit encore. Sa partition (piano, guitare…) tisse sans relâche, offre une vraie lancinance aux premiers désirs d’Aragon, à sa jeunesse bravache (après avoir connu l’horreur de la Première guerre) ; à son irrévérencieuse gaité dadaïste ; à l’amour tressé à Elsa ; à la solitude de l’écrivain vieillissant enfin. A ces minutes-là, comme à celles d’effroi ou de désespérance, la sobriété, jeu et musique, s’impose.

Mais aussi, on le sait, Aragon se chante. “Heureux celui qui meurt d’aimer”, nous adorons la version de Jean Ferrat, toute d’harmonie, nous n’en rêvions pas d’autres. Surprise encore : un peu rock, celle de Florent Marchet donne envie de se lever, de danser. Florent Marchet, que décidément nous connaissions peu, c’est une voix profonde, douce ô combien, un instrument en soi. Il a osé, il a changé la mélodie de Est-ce ainsi que les hommes vivent, que Léo Ferré, puis Bernard Lavilliers avaient fixée en nous. Et c’est de toute beauté.

“Relire Aragon”, c’est d’abord simplement l’entendre. Cela n’arrive pas si souvent pour ce poète virtuose. L’entendre dire. L’entendre crier aussi. Par endroits, cela va crescendo, Patrick Mille crie les strophes d’Aragon. Car il le faut. Impossible, par exemple, d’user d’une voix modérée pour se souvenir des immigrés résistants FTP-MOI du Groupe Manouchian fusillés au Mont-Valérien le 21 février 1944 :

“Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s’abattant.”

(“Strophes pour se souvenir”, Le roman inachevé)

Jusqu’au 4 novembre, dimanche et lundi à 20h, au Théâtre de la Gaîté Montparnasse, 26 rue de la Gaîté, 75014 Paris. Réservation au 01 43 20 60 56. www.gaite.fr

, par Aude Brédy