Avec Rouge, Emmanuel Darley écrit la colère qui s’empourpre de sang
Après le Théâtre-Studio d’Alfortville en janvier, la pièce Rouge, publiée chez Actes Sud-Papiers, reprend à partir du 31 mars à la Comédie de Saint-Étienne puis au Théâtre de la Minoterie à Marseille. Avant tout un texte à lire, une voix, une écriture rare sur la révolte qui ne peut s’en tenir aux mots.
Un texte d’Emmanuel Darley est toujours l’audace d’une langue à part. Qui ne l’a jamais lue, entendue, doit le faire. Il est rare d’ailleurs qu’on prenne autant de plaisir à lire une pièce qu’à l’entendre. Rouge absorbe aussitôt. Affranchis des fioritures et des liaisons convenues, les dialogues et les monologues que dégaine cet auteur sont comme dégraissés, brutalement efficaces. On songe à une oralité poussée dans ses retranchements, et puis, arpentant mieux cette matière singulière qui circule entre les personnages, on se dit qu’elle n’est pas que cela, orale. On la dirait taillée dans une veine télégraphique, presque technique, pour que l’essentiel émerge, se dresse. Entre les personnages, l’adresse est vive, nette, comme si le moindre bavardage était d’avance une lassitude. Et si la pensée a besoin de se chercher, si les personnages hésitent, c’est à découvert que des bribes de mots affleurent et s’assemblent pour donner peu à peu à l’expression son schéma, qui restera parfois tel.
Le temps, et même les années ont filé depuis les deux pièces lues, vues d’Emmanuel Darley. Sur le mode effréné du burlesque, C’était mieux avant moquait joyeusement la bêtise humaine quand celle-ci confond nostalgie et passéisme plouc : « La Farce va mal et les Farçais sont moroses », annonçait la pièce en 2004 -dix ans plus tard, rien n’a changé finalement… Flexible hop hop, démontait sur un ton drolatique l’aliénation au travail de Maurice et André, leurs gestes répétitifs sous pression et la menace toujours croissante d’une flexibilité qui s’en prendra aux dimanches, au vieil ouvrier fidèle au poste, avant l’inéluctable délocalisation.
Le texte Rouge diffère fortement dans ses thèmes et surtout sa tonalité de ce que nous connaissions d’Emmanuel Darley. Plus trop le coeur à rire ici, ou par touches rares. Plus lourde l’atmosphère. Il est question du basculement d’un groupe dans le terrorisme. La chute ou l’exaltation éprouvée, c’est selon, connaîtra des paliers successifs. L’art de l’auteur fait que l’on épouse cette gradation avec minutie et lenteur, par la narration successive, et donc le point de vue intérieur, de quelques personnages.
Les prémices de la pièce étaient elles presque bon enfant : un groupe d’étudiants réquisitionnent un hôtel particulier qu’ils savent vide, les propriétaires (parents d’un de leur semblable, trop vantard) attendant de pouvoir spéculer sur le bien. Bientôt les rangs de ces jeunes gens, « qui créent quelque chose qui frotte qui interroge », grossissent et se mélangent à d’autres, formant un groupe disparate, étudiants glandeurs ou bosseurs, gens à la rue, familles sans papiers, journalistes… Tous autant fédérés par la colère face à ce hiatus immense, insupportable, devant quoi ce groupe toujours plus dense, fort ne peut se rendre à l’évidence : « (…) salaires mirobolants contre seuil tu sais de pauvreté, ça a commencé à nous prendre, à nous mettre la haine, la colère, à nous donner juste l’envie (…) de pas rester bras ballants, à regarder tourner le monde, putain de monde alors bon ».
Colère contre l’argent pour point de départ, donc, colère d’abord bâtie de mots, circonscrite dans ce lieu bientôt barricadé, organisé de plus en plus. Haine de l’argent et, dans un même élan, de ce mot d’ordre de la performance et d’une réthorique mercantile sur les individus qui révulse et met la rage au ventre : « Au début, on étudie, on réfléchit, on progresse. Mais bon. Assez vite quelque chose nous déplaît. Dans ce truc qu’on nous propose. (…) Tous ces trucs-là de réussite. De vie active. De oui se vendre, savoir se vendre. Gagner. Négocier. Être un battant. Tous ces trucs-là. Gagnant. Perdant. Battant. »
Après le temps de la colère, celui de la violence, exit ceux du groupe qui n’y adhèrent pas. Le groupe voit Rouge, c’est ainsi qu’il se nomme, se proclame. Violence symbolique d’abord, qui s’exerce contre les DAB (distributeurs automatiques de billets) frénétiquement bombés de rouge. Difficile d’en rester là… Braquages. Bientôt la clandestinité, où l’existence n’est plus que tension et solitude intense. Tous ne supporteront pas cette radicalisation, les assassinats.
Autre tonalité, autre thème pour Rouge, nous le disions. Peut-être un tournant dans l’oeuvre d’Emmanuel Darley. Mais sous sa plume toujours ces phrases courtes, sèches, pullulant parfois de verbes d’action précipités… Phrases parfois étrangement amputées de verbe, ou de sujet : pas le temps, pas le choix, le «on » ici est roi, le groupe emporte tout, qui galvanise ou tétanise.
, par Aude Brédy